La famille Bauer

Par A.C.E. Bauer

Tous les vendredis soirs de mon enfance, de mai à octobre, ma famille suivait le même rituel. Nous mangions tôt, pour nous empiler aussitôt après dans la voiture et faire notre trajet routinier de Montréal au lac Labelle. Nous y faisions trois arrêts. Le premier était à la boulangerie du village de Labelle où nous partagions un bon pain chaud, et achetions des brioches à la cannelle pour le déjeuner du lendemain matin. Le second était chez Terreaultville, le long de la route de gravier qui commençait à la fourche de La Minerve. Nous y prenions alors des oeufs, du lait et une jarre de crème fraîche, provenant directement des vaches de Madame Terreault. Le dernier arrêt était à notre aire de stationnement, à environ un mille de la ferme Desgroseillers.

Tout au long de mon enfance, les endroits où nous arrêtions et le temps que nous y passions variaient, mais une fois arrivés au lac, le rituel demeurait toujours le même. Papa arrêtait le moteur de la voiture, orientant les phares allumés vers le lac. Nous sortions alors de l’auto, prenions les sacs d’épicerie et nos bagages respectifs, descendions plusieurs marches de bois et de pierres, pour enfin atteindre notre bateau qui nous attendait, bien attaché au quai. Alors, nous traversions, éclairés par la lune, les étoiles et les lumières du bateau et quelques fois seulement par une lampe de poche, à notre chalet situé de l’autre côté du lac.

La traversée s’avérait une véritable séance d’observation dans la noirceur. Au fur et à mesure que nous progressions, nous apprenions à détecter la silhouette de l’île aux Bleuets qui apparaissait vaguement devant la rive Ouest. Nous manoeuvrions entre elle et la presqu’île, située à notre gauche, prenant bien soin d’éviter les rochers. Alors que nous contournions l’île, les montagnes du sud se distinguaient de mieux en mieux puis les berges éloignées de la rive Ouest apparaissaient tranquillement. Nous pouvions alors contourner la péninsule et enfin rejoindre notre quai. À l’occasion, quelques chalets illuminés nous guidaient, mais la plupart du temps nous reconnaissions notre chemin par les ombrages sur l’eau, la rive et le ciel.

Nous transportions nos sacs et notre épicerie du bateau au chalet où nous allumions des lampes au gaz et au kérosène. Maman plaçait la crème, rendue fouettée par le tour en voiture et la traversée en bateau, dans le réfrigérateur. Ensuite, nous nous enroulions dans nos édredons jusqu’au petit matin.

Mes parents, Herbert et Gila Bauer, arrivèrent au lac en 1958. Ils y achetèrent plusieurs lots sur la rive sud-ouest et une île (appelée île Russell), que nous avons rebaptisée depuis, île aux Bleuets. Vers 1960, ils ont construit un chalet faisant face à l’extrémité sud du lac. Ils ont joint l’Association des propriétaires du lac Labelle et mon père en a même été le président de 1972 à 1974. Je me rappelle encore du printemps où nous avons placé des bouées rouges pour l’Association, le long de la rive de l’île aux Bleuets afin d’avertir les bateaux des hauts fonds.

Mes frères et sœurs, mes cousins et moi-même avons appris à nager, à canoter, à conduire un bateau moteur, à faire de la voile et à faire du ski nautique au lac. On nous a enseigné comment pomper l’eau, allumer un feu, nettoyer une lampe au kérosène, manipuler des réservoirs de propane. Nous avons appris à respecter la puissance de la glace hivernale, à tolérer les mouches noires et les maringouins, à nous émerveiller de la beauté et de la splendeur de notre environnement. La plupart du temps, comme tous les enfants, nous savourions notre liberté. Nous nagions, jouions et explorions. Nous avons attrapé des grenouilles, pêché des vairons (« menés ») et nous avons tenté de convaincre des générations d’écureuils et de suisses à manger dans nos mains. Nous avons construit, très haut dans les arbres, une cabane avec des restants de bois. Nous avons joué à des jeux imaginaires autour de la propriété, avons cueilli d’innombrables bleuets sur notre île, et passé le plus d’heures possible à jouer dans l’eau, bien entendu, si les mouches à cheval et la température nous le permettaient.

Il est plus difficile aujourd’hui d’imaginer une vie sans route, alors que tout était transporté par bateau. Absolument tout! Le bois de charpente pour les chalets, les tuiles, le revêtement extérieur, les poêles en fer et en fonte et les réfrigérateurs, chaque pièce de mobilier, chaque plat, verre, couteau et fourchette, les casseroles, les fenêtres, les matelas et les couvertures pour nos lits, les réservoirs d’eau et les pompes, les chaises de véranda, les cordes de bois de chauffage, les réservoirs de 100 lbs de gaz propane, tout! Sauf les choses que nous avons trouvées sur la propriété.

Le premier chalet a été construit avec du bois provenant des arbres abattus sur la propriété. Des hommes forts, aguerris par les années de travail dans des camps de bûcherons, sciaient les arbres, les débarrassaient de leurs écorces, les coupaient selon la longueur requise et les enfonçaient profondément dans le sol pour en faire une fondation. Elle a tenu plus de 40 ans. Par la suite, nous avons étayé tout cela avec des blocs de ciment, pour niveler la maison que le temps avait fini par faire bouger. Les poteaux sont toujours là et ne montrent aucun signe de pourriture.

Nous avons dégagé des sentiers et les arbres ont été coupés en bûches. Mon père fendait ces derniers pour en faire du bois de chauffage que nous empilions sous la maison. Nous avons souvent parié sur le nombre de coups de hache que ça lui prendrait pour fendre une bûche. Il nous a aussi appris comment faire et, encore aujourd’hui, j’utilise sa hache pour préparer le bois d’allumage.

Le lac est demeuré au centre de nos vies. Au fur et à mesure que nous grandissions, la famille et les amis y passaient du temps avec nous. Nous y avons emmené nos conjoints et éventuellement nos propres enfants. Eux aussi ont grandi au lac dès le premier été de leur première année. Eux aussi y ont appris à nager, à faire du bateau, à allumer des feux, à attraper des grenouilles et à jouir d’une liberté sans pareille. Ils ont reconstruit la cabane dans l’arbre en y apportant quelques améliorations.

La route mène maintenant à notre chalet. Un réfrigérateur électrique a remplacé celui au gaz. Nous ne nous rendons plus en bateau chez Desgroseillers ou Terreaultville ou chez Bourdon, comme nous le faisions chaque semaine, pour dépenser les 10 sous que notre père nous donnait. Aujourd’hui, nos enfants choisissent leurs propres gâteries à la pâtisserie du Village ou les mêmes sucreries que nous choisissions dans le temps, au Marché Bruneau à La Minerve.

Toutefois, ils n’expérimenteront jamais ces quelques secondes de noir absolu sur le lac, alors que nous approchions de l’île et que nous attendions de la percevoir pour ensuite mieux la contourner; ils n’expérimenteront jamais ce magnifique moment qui signifiait que nous pouvions enfin trouver un chemin sécuritaire vers notre chalet. Le souvenir frissonnant que procuraient ces traversées demeure toujours en moi, même si bien des années se sont écoulées depuis que j’ai fait ma dernière traversée de nuit.